Affaire Orpéa, un rapport de l’IGAS qui questionne aussi la gouvernance du secteur médico-social !

Dans un rapport de plus de 500 pages, ( https://solidarites-sante.gouv.fr/actualites/actualites-du-ministere/article/ehpad-du-groupe-orpea-publication-du-rapport-igas-igf ) l’IGAS et l’IGF proposent de passer au crible le fonctionnement de ce groupe privé gestionnaire de nombreux EHPAD. Les observations soulevées par l’IGAS permettent, au-delà de la lecture de nombreux dysfonctionnements, de se questionner sur la nature des relations entre gestionnaires et tarificateurs, parfois entrainés dans les mêmes dérives bureaucratiques.

 

L’émergence d’une bureaucratie privée, fortement centralisée, miroir d’une bureaucratie publique de la tarification ?

Le rapport dans ses multiples parties (traitant de l’organisation du groupe et également de sa politique managériale) fait apparaître une organisation en multiples strates, aboutissant à la fin à une très faible autonomie des directeurs d’exploitation. Le « système Orpéa » serait donc en miroir une organisation particulièrement centralisée, n’en déplaise à son système de santé de tutelle, partageant lui aussi cette caractéristique.

L’organisation de cette « bureaucratie privée » chez Orpéa et la majorité des « grands groupes » devrait donc se commenter en tenant compte des modifications structurelles fortes dans les relations entre tarificateurs et ESSMS depuis les années 2000. Ces relations, codifiés dans le CASF (Art. L314-3 – L314-9) consistent à allouer des ressources et vérifier leur bonne utilisation, à partir d’outils presque tous issus du New public Management – NPM, et fortement standardisés.

Si la numérisation des activités de tarification a certainement entrainé des améliorations dans le contrôle et le reporting des structures de soins, elle est considérée aussi parfois comme une machine infernale, voire génératrice d’un « sale boulot » selon les dires des tarificateurs eux-mêmes (référence ici à un excellent article de Xing Jingyue, « Les rapports entre établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes et Agences régionales de santé au prisme de la logique comptable », Revue française d’administration publique, 2020/2 (N° 174), p. 459-473.)

Cette organisation bureaucratique et la multiplication d’indicateurs de performance dans les mouvements dits de NPM est connue. Celle-ci est souvent critiquée quand elle concerne le fonctionnement d’institutions publiques en recherche d’efficience, directement pilotées depuis l’échelon central, faiblement autonomes et contraintes dans leurs actions. Un ensemble de traits descriptifs du fonctionnement actuel de nos ARS.

Il apparait que le point saillant du rapport de l’IGAS sur le groupe Orpéa dessine bien souvent les mêmes reproches dans une organisation centralisée et pilotée par un échelon central restreint. Nous assistons dans cette crise, d’une certaine manière, au croisement inédit de deux logiques bureaucratiques pour le secteur médico-social.

Le rapport de l’IGAS détaille les caractéristiques de cette organisation : de très nombreuses directives nationales sont imposées aux structures, dans une protocolisation extrêmement complexe, sans pour autant améliorer la mise en place indispensable de très nombreux dispositifs concourants à la qualité de l’accompagnement proposé. Il est déploré dans ce rapport, malgré la mise en place de procédures tout azimut :

  • Que 64% des projets d’établissements sont arrivés à expiration en février 2022, soit 146 projets non remis à jour sur plus de 227.
  • Dans de nombreuse structures, l’IGAS précise que les Conseils de la vie sociale (CVS) ne sont pas organisés
  • Il en est de même pour l’inexistence d’évaluations pluridisciplinaires, qui concernerait plus de 58% des résidents, non concernés par des projets de vie (Dont 54% ne présenterait pas non plus d’évaluation précise de leur état de santé).
  • Les critères d’admission dans les établissements concernés par l’inspection restent étonnements hétérogènes, avec de refus de prise en charge de personne présentant des troubles, dont du comportement, parfois insuffisamment motivés.

Par ailleurs sur le volet managérial et de la gestion quotidienne des structures, c’est principalement à l’échelle régionale voire nationale que les décisions sont prises. Là aussi, on constate un carcan normatif particulièrement complexe et déroutant pour des établissements accompagnant des personnes dans des situations individuelles parfois très différentes et complexes :

  • L’organisation des achats pour l’’ensemble des structures du groupe est pilotée par une équipe nationale réduite (7 personnes), ces achats étant particulièrement variés. Le grammage lié aux confections des repas ne tient pas compte à priori des besoins spécifiques des résidents de chaque structure, mais de critères et normes nationales, jugées par l’IGAS comme insuffisantes sur des critères nutritionnels.
  • La gestion des évènements indésirables par le siège national du groupe opère selon l’IGAS comme un filtre, entrainant seulement la transmission de 10% de ces évènements aux tutelles.
  • La politique de formation repose principalement sur l’intégration de normes nationales issues du portail qualité d’Orpéa, mais ne se formalise pas systématiquement par des dispositifs de formation adaptés aux personnels du groupe.

 

Un accompagnement insuffisant et des dérives inquiétantes : quels conclusions et modèles pour demain ?

Ce rapport dénonce des carences dans l’accompagnement des personnes qui s’avèrent inquiétantes. La lecture des différents points correspondants est longue, fastidieuse et parfois choquante. Il n’en demeure pas moins que les personnels et équipes de ces nombreux EHPAD ne pourraient être ramenés en systématique à des traitements de maltraitance.

Le rapport concerné souligne que dans de nombreux établissements du groupe, quelques « résistants » proposent des actions complémentaires dans l’accompagnement des résidents, et cherchent à dégager des espaces d’indépendance dans leur gestion quotidienne. Le turnover indiqué dans les postes de direction semble dessiner ce problème d’indépendance et de manque d’initiative et de liberté des cadres du groupe dans le pilotage des projets d’établissements.

Pourtant, c’est bien depuis les établissements et le terrain, que les marges de progrès sont accessibles. Dans ce groupe, comme d’autres, l’utilisation du « TO » taux d’occupation, comme indicateur principal de réussite mensuel, désignant au passage au cours de réunions régionales des palmes de « TOP » et de « FLOPs » (précisés et mentionnés par l’IGAS) reste particulièrement problématique et insuffisant pour s’assurer de l’accompagnement adapté des personnes.

La recherche d’économie conjointe sur différents postes de dépenses, dont l’alimentaire, impacte forcément l’accompagnement des personnes, mais engendre de surcroît des dépenses de santé supplémentaires (les chiffres fournis par Orpéa en février 2022 indiquent que plus de la moitié des résidents souffrent de dénutrition), tout en donnant à ces structures une image assez désastreuse de l’action médico-sociale auprès des plus fragiles. Cette stratégie bureaucratique de recherche de gains, s’apparente donc à une stratégie risquée et bien peu efficace au long terme.

Il semble intéressant de considérer ce rapport non pas comme un outil de dénonciation systématique, mais bien aussi comme un outil pour reconsidérer le pilotage et la gouvernance du secteur médico-social et des établissements et services concernés.  Sans cela, « l’affaire Orpéa » ne sera que « l’affaire Orpéa », laissant de côté d’autres responsabilités, publiques, dans l’organisation et la gouvernance du secteur médico-social dans notre pays depuis des décennies.

Les travaux que nous menons à l’Institut Santé depuis maintenant 4 ans sur le volet médico-social s’articulent dans une volonté de décloisonnement, et aussi de décentralisation. La capacité de ces établissements et services à gagner en autonomie, tout en posant des critères exigeants sur les modalités de prise en charge doit être proposée. Ce système de gouvernance ne semble pas pouvoir être assuré par des agences régionales de santé, qui perdues dans leurs outils de pilotages et de reporting, n’ont plus la capacité aujourd’hui d’assurer pleinement une planification et répartition des structures et services adaptés aux besoins des populations.

Si l’échelle régionale est d’ailleurs à questionner, il apparait que l’échelle départementale et la participation plus forte des élus locaux et des populations est à reconsidérer dans la construction d’un nouveau modèle de santé. On ne pourra que regretter la faible prédominance de ces sujets de décentralisation en santé dans le débat présidentiel passé, faisant craindre une poursuite du système bureaucratique mis en place dans le pilotage « par la performance » du secteur médicosocial.

Les travaux de l’Institut Santé sont disponibles sur le site de l’Institut Santé  et présentés dans le dernier ouvrage « L’autonomie solidaire en santé » sous la direction de Frédéric Bizard.

 

Benoit Godiard

Professeur en Sciences médico-sociales

Université Savoie Mont Blanc